La pédagogie de l’alternance en maisons familiales rurales (2024)

«Les personnes ne sont pas l’une devant l’autre, simplement, elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose. Le prochain, c’est un complice.»

E. Lévinas. De l’existence à l’existant

1Cette contribution souhaite montrer que les pionniers de la pédagogie de l’alternance, quelles que soient leur personnalité propre et l’importance de leur vie en tant qu’individus, ne peuvent être appréciés, dans ce cadre, qu’à travers leur collaboration et le kaléidoscope de leurs rencontres.

2Quitte à s’autoriser l’anecdotique, elle invite à une lecture non cloisonnée des biographies établies pour chacun d’eux. Cette lecture est susceptible de redonner chair à un genre qui, paradoxalement, peut trahir la vie en élimant sa complexité en un parricide honorifique.

3Bien entendu, elle ne reprendra pas tous les détails fournis par les biographies et laissera dans l’ombre des pans entiers de vie et d’œuvre considérables. D’autre part, certaines imprécisions et même certaines erreurs relevées dans les biographies seront, au passage, soumises à corrections ou à interrogation, ce qui souligne le caractère inachevé de ce travail, réalisé à partir d’entretiens confrontés à une documentation publiée ou inédite, appréhendée progressivement.

4Roger Cousinet, André Duffaure, Daniel Chartier, Georges Lerbet: quatre noms ouvrent désormais quatre espaces de travail au Centre National Pédagogique des MFR1. Objets d’un hommage officiel qui leur a été rendu, notamment à travers leurs biographies, ces quatre personnages au centre de la pédagogie des Maisons Familiales Rurales peuvent-ils être source de réflexion dans notre nécessaire et quotidien souci d’adapter l’alternance aux besoins de notre temps? Nous le croyons, du moins si nous savons lire leurs biographies au regard les unes des autres, et reconnaître la force qui se dégage des inter-relations qu’elles soulignent. Car, par-delà les différences de générations – l’un est né en 1881 et le plus jeune en 1936 – ces pionniers réalisèrent une œuvre que l’on peut qualifier de « collective » tant elle présente une unité de fond. Des « pédagogies nouvelles » à la mise en place « d’une formation en alternance de type intégratif » (A. Duffaure, 1985, p.23), puis à celle d’une formation universitaire par production de savoirs issus de l’expérience de terrain, un même idéal semble se dégager par-delà le degré d’affinement théorique et les courants de théorisation auxquels il est fait appel. Collaborant, au sens étymologique du terme, le plus souvent deux à deux, nous les voyons animés de volontés individuelles déterminées, dans le respect d’une démarche «chemin faisant», répondant à des «besoins réels».

5Les événements et les souvenirs de ceux qui sont encore vivants et qui nous ont aidée à écrire ces biographies les associent selon le temps et les actions. André Duffaure-Roger Cousinet, André Duffaure-Daniel Chartier et Daniel Chartier-Georges Lerbet, principales figures de ce jeu de rencontres, marquent particulièrement leur capacité à réaliser ensemble, en une «complicité» qu’il est intéressant d’observer sous l’angle de leurs échanges.

6Au cœur du jeu de ces rencontres, André Duffaure apparaît, pour sa part, comme le «chasseur» d’idées, d’expériences, de réalisations novatrices, françaises ou étrangères, présentes ou passées, et le rassembleur et catalyseur des forces2. A partir d’une conviction de départ opposée à la «conception scolaire intellectualiste de la culture» et d’un point de vue «anti-élitiste» du développement rural, (A. Duffaure, 1985, p.96 et p.22), il va dynamiser ce mouvement pendant plus de 40 ans. Engagé dans de nombreuses organisations familiales tant au niveau national qu’international, lié à des réseaux de connaissances multiples3, il sait passer, sans transition, du dialogue simple avec les gens modestes au discours soutenu, dans les milieux politiques et intellectuels en place. De la même manière, en pédagogie, il s’entoure aussi bien de solides expérimentateurs de terrain – les moniteurs des Maisons familiales – que d’appuis pédagogiques reconnus. Roger Cousinet, parmi les premiers professeurs de pédagogie à la Sorbonne, est l’un de ceux-ci4.

Reconnaissance mutuelle

7En 1946, André Duffaure, jeune ingénieur agronome, s’oriente vers la recherche agronomique quand, au hasard d’une rencontre, il est séduit par la formule des Maisons Familiales5. Il est alors engagé par l’Union Nationale pour suivre la formation des moniteurs et les problèmes d’ordre pédagogique. Désireux d’assumer au mieux cette lourde responsabilité, il fréquente les cours de l’Institut de psychologie à la Sorbonne au début des années 50. Ainsi rencontre-t-il Roger Cousinet qui, par ailleurs, a fondé l’Ecole Nouvelle Française avec François Châtelain en 1945: «[…] un mouvement […]qui, […], étranger à toute préoccupation politique ou confessionnelle [s’ouvre] à tous ceux qui voudraient travailler au service de l’éducation nouvelle»6.

8Cette rencontre offre à André Duffaure, qui connaissait déjà ce mouvement par Henri Wallon et Jean Robert, l’occasion de renforcer ses contacts avec les courants pédagogiques français et étrangers les plus dynamiques et il peut participer aux conférences, journées pédagogiques, stages qui y sont organisés7.

9Du dialogue Duffaure-Cousinet il ne semble rester que peu de traces écrites dans les archives remises par André Duffaure au Centre National Pédagogique. Seuls, la préface de l’ouvrage écrit en collaboration avec Jean Robert, Une méthode active d’apprentissage agricole: le cahier d’exploitation familiale, et quelques avant-propos de Roger Cousinet pour des articles d’André Duffaure parus dans la revue L’Ecole Nouvelle Française témoignent de leur relation. Roger Cousinet y encourage André Duffaure et manifeste son admiration pour les Maisons familiales: «cette belle œuvre que sont les Maisons familiales d’apprentissage rural»; il reconnaît la «précieuse compétence» d’André Duffaure et souligne la volonté de ce dernier de «montrer ce que doit être réellement, pour les jeunes agriculteurs, une formation professionnelle qui soit en même temps une formation vraiment humaine.»8

10De son côté, en 1973, André Duffaure rend un dernier hommage au vieux professeur disparu en soulignant l’intérêt pédagogique réciproque de leur rencontre: «Ayant bien placé l’adolescent en devenir au centre de leurs problèmes, elles [les Maisons Familiales Rurales d’Education et d’Orientation] ne pouvaient pas ne pas rencontrer un jour M. Cousinet, lui offrir peut-être un nouveau plan de réflexion, mais sûrement bénéficier de tout un dépassem*nt nouveau de leurs activités. Leur caractère insolite n’a-t-il pas été une raison supplémentaire à l’attachement que depuis cette rencontre, M. Cousinet nous prodiguait?»9

Peu de traces écrites mais une présence fidèle

11Si les traces écrites sont rares quant aux relations Duffaure-Cousinet, en revanche, Daniel Chartier se souvient que Roger Cousinet, manquant sans doute de place ailleurs, entreposait certains de ses livres dans un local de l’Union Nationale où il venait travailler10. Ce local et le bureau d’André Duffaure donnant porte à porte, était-il besoin d’une communication écrite pour qu’une inter-influence se fît? La méthode du travail par groupe lancée par Roger Cousinet autant que l’insistance de ce dernier à se référer au familier des élèves comme support de cours ont pu facilement rejoindre les préoccupations d’André Duffaure relatives à la pédagogie de l’alternance.

12D’autre part, la présence de Roger Cousinet lors des assemblées générales des Maisons Familiales Rurales est remarquable et pourrait faire penser à un rôle presque tutélaire, au sens protecteur du terme, auprès d’André Duffaure et du mouvement éducatif dont il est le leader : «Jusqu’à ces dernières années M. Cousinet avait tenu à honorer de sa présence chacune des séances de clôture de nos assemblées générales. Des milliers de parents l’ont ainsi rencontré et apprécié.»11

13De 1955 à 1965, Roger Cousinet est d’ailleurs tout aussi régulièrement intervenu dans les sessions de perfectionnement pédagogique12. Daniel Chartier souligne qu’il ne laissait pas indifférent. Sa présence marquait les moniteurs car il les amenait à réfléchir à leur démarche, les interpellant parfois de manière tranchante lorsqu’ils tendaient à faire de l’enseignement classique sans prendre conscience des atouts que l’alternance leur offrait13. Impatience caractéristique soulignée aussi par André Duffaure «A son sens sans doute, nous sommes loin d’avoir parfaitement atteint notre but. Parfois même, nous n’allons pas assez vite, parfois nous restons prisonniers de préjugés.» (A. Duffaure, 1985, p. 211)14. Par le jeu des connaissances en chaîne, cette relation a également ouvert à André Duffaure et au Centre pédagogique les rencontres avec les équipes Decroly et Montessori.

14Enfin, la bibliothèque du Centre National Pédagogique garde mémoire de cette relation. Roger Cousinet ayant légué à l’Union Nationale les ouvrages qu’il entreposait dans ses locaux, André Duffaure les a fait transférer à Chaingy où il semble que l’on puisse les reconnaître, notamment, par le tampon de l’Ecole Nouvelle Française. Livres ou revues, ils constituent une part essentielle du fonds dans les domaines de la pédagogie et de la psychologie pour le tournant du XIXème siècle et la première moitié du XXème15.

15De quelle nature fut la «complicité» entre Roger Cousinetet André Duffaure ? Si l’on s’en tient au style retenu des marques d’encouragement et d’admiration du premier et des hommages du second, il ne semble pas qu’il y ait eu ce «compagnonnage» teinté d’affectif qu’évoque François Châtelain pour sa propre collaboration avec Roger Cousinet à l’Education Nouvelle Française16. Mais plutôt, André Duffaure, trouvant auprès de Roger Cousinet un appui, une assurance pour poursuivre sa tâche a-t-il pu d’autant mieux exercer son autonomie pour mettre au point la démarche de formation par alternance : «M. Cousinet préfaçait notre premier travail de synthèse sur le Cahier d’Exploitation. Il nous assurait que nos travaux et nos recherches étaient dans de bonnes voies, il les éclairait de son expérience et de données précises sur l’hygiène mentale scolaire.»17. Entre eux, il s’agissait d’une reconnaissance réciproque de la part de deux hommes oeuvrant chacun à leur niveau pour améliorer les conditions de formation des enfants et des jeunes en privilégiant le lien avec le quotidien et le groupe et, précise pour sa part Daniel Chartier, «d’une admiration mutuelle profonde»18.

Intégration des Maisons Familiales dans le mouvement de l’Ecole Nouvelle Française mais prise de distance avec les méthodes actives

16Pour Roger Cousinet, les Maisons Familiales faisaient effectivement partie du mouvement «qui travaillait au service de l’éducation nouvelle» -avec sa particularité rurale. C’est du moins ce qui ressort de la préface qu’il a consacrée à l’ouvrage d’André Duffaure et Jean Robert: «Je suis heureux que l’honneur me soit fait de présenter au public un ouvrage qui, grâce à l’œuvre accomplie et à l’excellente présentation que les auteurs en ont faite, insère l’enseignement agricole dans le cadre de la pédagogie moderne.» (1ère page). Sans doute est-ce à ce titre, qu’il accueillait André Duffaure dans sa revue et qu’André Duffaure hébergeait des ouvrages relatifs au mouvement de l’Ecole Nouvelle Française dans un local disponible de l’Union Nationale19.

17Pourtant, si la collaboration avec Jean Robert montre elle aussi qu’il y eut des liens étroits avec les tenants de l’Ecole Nouvelle—le titre en fait fois—, en revanche, les références aux méthodes actives sont plutôt allusives dans l’ouvrage et leur nombre est limité. On y retrouve surtout l’idée «d’intérêt», de «centres d’intérêt» et de «curiosité», avec une insistance marquée pour Adolphe Ferrière, directeur du mouvement international de l’Ecole Nouvelle (A.Duffaure et J.Robert,1955, p. 161). Ce parti pris fait penser, là aussi, à une recherche d’appuis, presque de caution théorique, plutôt qu’à un véritable recours aux méthodes actives. Et surtout pas à une adaptation pure et simple de l’une ou l’autre de ces dernières, d’autant plus qu’il se dégage du texte comme une volonté de s’écarter de querelles pédagogiques, perceptibles en négatif dans des expressions telles que «centre d’intérêt vrai» (id. p. 105 et 158, nous soulignons), «saine méthode active»(id. p. 160, nous soulignons)20.

18Les propos restrictifs de Daniel Chartier et Jacques Legroux tendent à confirmer cette impression de mise à distance à l’égard des courants pédagogiques nouveaux lorsqu’ils rappellent l’origine de la formation pédagogique. (Soixante ans d’histoire…, 1997, p. 97 et 99). En 1946, lors du premier rassemblement des moniteurs, avec Jean Robert, les pédagogies nouvelles suscitèrent visiblement l’intérêt : « […] il faut revoir notre enseignement, s’inspirer, notamment, des méthodes actives.» Mais, rétrospectivement, Daniel Chartier et Jacques Legroux sont réservés : les méthodes actives ont «favorisé» «un cheminement» et «orienté» les recherches; la référence à ces méthodes «[…] permit d’affirmer la spécificité de notre démarche ». Quant à Roger Cousinet, «[…il] apporta sa compétence et son expérience pour affirmer la qualité de la formation proposée.»

19Avant tout, il fallait, semble-t-il, tenter de se situer dans un ensemble de courants regroupés par le mouvement de l’Ecole Nouvelle et, en définitive, la référence aux «nouveaux» pédagogues a surtout eu «[…]le mérite de mettre en évidence que la formation préconisée dans les Maisons Familiales rejoignait en de nombreux points les pédagogies nouvelles. Mais il est apparu aussi qu’il était difficile de l’identifier à l’une ou l’autre de ces pédagogies […]». Mêmes remarques d’ailleurs, pour les expériences rencontrées à l’étranger lors des voyages d’étude auxquels les moniteurs participaient à partir de 1955: elles «[…] confortaient les Maisons Familiales dans l’affirmation de la pédagogie qu’elles mettaient en place.» (id. nous soulignons).

20En 1963, André Duffaure apporte une véritable mise au point sur la question des pédagogies activesen la reliant au stade de développement des jeunes : «L’utilisation des méthodes actives appliquées aux disciplines générales, à ces âges de 14, 15, 16 ans est insuffisante si elle ne s’inscrit pas, pour un grand nombre d’entre eux, dans un ensemble d’activités à but technique ou professionnel.» (L’Ecole Nouvelle française, N°105, p.4). De son côté, Daniel Chartier pointe la différence en insistant sur l’effet de la «fonction polémique»qui, «[…] possible dans une formation en alternance, constitue, semble-t-il une des grandes différences par rapport aux méthodes actives. En effet, comme le dit Jean-Claude Filloux «l’école active est assez irréaliste en ce sens qu’en se centrant trop exclusivement sur l’enfant, on ne sort que difficilement d’un monde infantile qu’il s’agit pourtant de dépasser»»: elle «fabrique un réel» (D. Chartier, 1986, p. 182)21.

21La pédagogie de l’alternance «de type intégratif» des MFR se fondait quant à elle sur les besoins des jeunes et d’un milieu bien identifiés et organisait de manière pragmatique une formation professionnelle, sur trois ans, qui convoquait de nombreuses expériences et réflexions et tendait à pousser plus loin la logique des pédagogies actives.

Résoudre les problèmes pédagogiques posés par l’alternance: complémentarité dans la mise en œuvre

22Avant tout, la démarche pédagogique de l’alternance est le résultat d’une recherche de terrain pour favoriser le développement personnel des jeunes ruraux et du milieu rural lui-même: c’est ce «[…] cheminement de la recherche tâtonnée qui avait permis de mettre au point, pour la première fois, une véritable stratégie de formation en alternance.» (Daniel Chartier in A. Duffaure, 1985, p. 67)

23Pour cela, André Duffaure s’est assuré la collaboration d’expérimentateurs de terrains avec lesquels il a travaillé pied à pied pour «résoudre les problèmes» pédagogiques que posait l’alternance. Cette expression de Daniel Chartier lui-même montre, s’il en est besoin, que l’alternance n’était pas un principe pédagogique théorique de départ, mais une réalité organisationnelle destinée à maintenir les jeunes sur l’exploitation familiale, lieu de leur apprentissage, afin qu’ils gardent contact avec ce dernier et avec leur milieu social22.

24Daniel Chartier avait déjà rencontré André Duffaure à l’Ecole de Cadres de Pierrelatte en 1946; devenu moniteur à Vétraz-Monthoux, il est, dès 1948, l’un de ces expérimentateurs. Travaillant sous la direction d’André Duffaure comme «témoins de terrain», il contribue à réaliser, expérimenter, affiner ce qui est appelé, en 1955, la «méthode du Cahier de l’exploitation familiale» (A. Duffaure et J. Robert, p.18), «[...] et qui constitue [selon l’expression des auteurs] une expérience collective» (id. p.1). De fait, parmi d’autres, l’expérimentation pédagogique de Daniel Chartier y est mentionnée en référence à un article du Lien des familles d’octobre 195123.

25A l’occasion du départ à la retraite de Daniel Chartier, l’un des compagnons de cette période lance ce trait : «[…]Duffaure pense et Daniel réalise […]» (Pierre Rousselin, 1991, p. 60). Sans adhérer à ce dualisme théorie/pratique distribué sur deux têtes -et qui plus est sur elles-seules- dans la recherche de la pédagogie de l’alternance, nous pouvons cependant voir, en ce raccourci, la complémentarité des acteurs en présence, attelés à une même tâche et avec la même ténacité.

26Lors des entretiens pour réaliser les biographies, Daniel Chartier ne cessera d’ailleurs, de confirmer ce rôle de leader joué par André Duffaure dans leur collaboration de plus de 40 ans: «[…] André Duffaure «décide» d’unifier la formation pédagogique […]», «[…] à l’initiative d’André Duffaure[…], Daniel Chartier met en place …» invite-t-il à écrire. La part d’initiative de l’artisan expérimentateur n’est sans doute pas négligeable pour autant.

Relater et analyser la pratique: complémentarité dans la recherche

27Cette réalisation «collective», relatée dans l’ouvrage écrit en collaboration avec Jean Robert, vaudra à André Duffaure le prix national de pédagogie qu’il reçoit des mains de Louis de Broglie en 195624. Un prixqu’il convient de connaître car les manuels de pédagogie ne relèvent pas le nom de André Duffaure parmi les pédagogues et ne soupçonnent guère l’existence de «pédagogues de l’alternance»25.

28Juste retour des choses, par la suite, tandis qu’André Duffaure publiera une foule d’articles et de documents relatifs aux Maisons familiales, à la famille, à l’éducation, au milieu rural et au développement de ce milieu, à l’occasion de ses diverses activités, c’est à Daniel Chartier qu’il reviendra d’exposer de manière plus systématique la démarche pédagogique de l’alternance. Objet de sa thèse de doctorat, un travail est publié en 1982 sous le titre Motivation et alternance26. En 1985, il regroupe et publie les textes d’André Duffaure dans Education, milieu et alternance et en 1986, il relate l’histoire du Mouvement des Maisons Familiales et de la naissance de la pédagogie de l’alternance dans A l’aube des formations par alternance. Histoire d’une pédagogie associative dans le monde agricole et rural, seconde édition, sous une forme plus élaborée, de Naissance d’une pédagogie de l’alternance, parue en 197827. Ce faisant, Daniel Chartier, tout d’abord «artisan» de la démarche pédagogique de l’alternance et de sa mise en place, sera devenu l’un de ses tout premiers théoriciens et historiens28.

29Chacun des ouvrages publiés par Daniel Chartier cite André Duffaure. Mais c’est, bien sûr, dans Education, milieu et développement qu’il laisse toute sa place à celui qui fut «Depuis 1946 […] l’animateur de sessions-rencontres des moniteurs ayant pour souci de mettre en œuvre des moyens susceptibles d’assurer le lien entre les deux phases de la formation en alternance.» (A. Duffaure, 1985, p.67). Aucun propos louangeur à l’égard de celui qui entraîne le mouvement dans son ensemble, aucune allusion biographique dans cet ouvrage: seul André Duffaure «parle» tandis que Daniel Chartier intercale modestement quelques commentaires en italiques «afin de situer [les textes] dans leurs contextes spatio-temporels» et d’en souligner l’intérêt général pour des éducateurs hors de l’Institution des MFR : « [bien qu’elles soient relatives aux conduites éducatives en milieu rural et qu’elles] soient le plus souvent destinées aux responsables des Maisons Familiales, ces réflexions concernent bien d’autres éducateurs susceptibles d’en faire également profit.» (id. p.8). Manière discrète de saluer la valeur de cette «source documentaire de plus de 1500 pages», triée et ordonnée en l’espace d’un été29.

Former les moniteurs: constante collaboration, continuité, soutien politique

30En relation avec le travail de formation des jeunes en alternance -la mise au point de la démarche du plan d’étude (1946-1955), la réalisation des «fiches pédagogiques» (à partir de 1955), l’introduction de la méthode de la «mise en commun» (1964-1965), la construction du «plan de formation» (1970), Daniel Chartier se consacre, dès 1957, à la formation pédagogique des moniteurs dont André Duffaure lui a transmis la responsabilité. Sa collaboration avec ce dernier devient alors constante.

31Sans équipe de formation pédagogique permanente, les sessions, jusqu’alors itinérantes, se fixent à partir de 1958 à la Maison Familiale de Chaingy dont Daniel Chartier est directeur. Mais elles ont toujours lieu de mai à septembre, pendant la fermeture des Maisons familiales.

32André Duffaure, cependant, pousse à une formation pédagogique plus structurée et plus suivie. Afin de répondre aux exigences de la loi du 2 août 1960, l’Union Nationale décide d’amplifier la formation et le perfectionnement, et construit à cet effet un bâtiment à Chaingy. C’est le premier centre pédagogique permanent pour les moniteurs (1964)30. Daniel Chartier en devient directeur et constitue une première équipe de formateurs permanents avec Jacques Legroux (1964)31 et Jean-Claude Gimonet (1965). En 1971, s’effectue l’unification de la direction entre ce centre et le centre féminin de Chalo Saint-Mars (91)32 : ainsi naît le Centre National Pédagogique, créé dès 1970 ; les deux localisations seront regroupées physiquement avec l’entrée en activité du second bâtiment en 198333.

33Fidèle à l’esprit des «sessions-rencontres» animées par André Duffaure dès le début, Daniel Chartier poursuit l’ancrage de la formation pédagogique sur les questions de terrains et sur «les besoins réels» relatifs à la pédagogie en alternance dans les MFR. Les exigences du Ministère du Travail, alors ministère de tutelle, encouragent d’ailleurs cette perspective par le biais des examens: «[…le ministère ] souhaitait trouver auprès des candidats, rigueur et précision dans la manière d’envisager leur rôle de moniteur. Par simulation, les candidats devaient montrer leur capacité à rechercher des plans d’étude, prévoir une leçon adaptée, utiliser un tableau …Ces exigences respectueuses de la méthode mise en œuvre dans les Maisons Familiales furent très utiles pour préciser les particularités de celle-ci.» (D. Chartier et J. Legroux, 1997, p.98).

34Toutefois, la simulation aux examens et la durée de la formation ne répondent pas à l’esprit même de la pédagogie de l’alternance telle qu’elle a été mise au point par André Duffaure. Aussi, Daniel Chartier et son équipe n’auront-il de cesse de l’intégrer davantage aux réalités du terrain et de lui fournir un cadre qui permette de mieux en comprendre les valeurs fondamentales. Le changement de tutelle ministérielle, en 1969,facilitera cette évolution. A partir de 1970en effet, la formation pédagogique n’est plus suivie et contrôlée par le Ministère du Travail mais par celui de l’Agriculture qui, n’ayant pas de formation d’adultes préexistante, laisse au Centre National Pédagogique la possibilité d’organiser la sienne. Des modifications importantes seront introduites progressivement: création de la délégation pédagogique régionale pour assurer la formation et le suivi de proximité (1970), fractionnement et répartition de la formation sur deux ans et mise en place des «sessions à thème» à partir de 1971-72, modification des modalités de certification -évaluation en situation réelle, rédaction et soutenance d’un rapport d’activité pédagogique portant sur un projet choisi par le moniteur et réalisé dans la Maison Familiale (1973-1974).

35Greffée dès le départ sur «des recherches concrètes pour améliorer la pédagogie de l’alternance», la formation pédagogique accompagne les tâtonnements. «Dès la création du centre, l’équipe pédagogique s’attacha à améliorer la pratique de la pédagogie de l’alternance dans les Maisons Familiales. Elle le fit en même temps qu’elle assurait la formation des nouveaux moniteurs.» (D. Chartier et J. Legroux, 1997, p.100). Sous l’impulsion de l’Union Nationale, des sessions de perfectionnement sont mises en place en région pour répondre aux changements administratifs et généraliser des expériences intéressantes.

36A partir de 1977-78, la liaison du pédagogique et du politique à travers la collaboration étroite entre Daniel Chartier et André Duffaure se traduit institutionnellement par l’organigramme de l’Union Nationale où le Centre National Pédagogique figure comme un service34. Ce lien est analogue avec le perfectionnement long.

37En effet, si pour André Duffaure comme pour Daniel Chartier«Il n’y a pas d’éducation rurale des jeunes si le milieu, dans lequel les adolescents s’essaient à la vie et au travail, ne cherche et ne «monte» avec eux» (A. Duffaure, 1985, p. 48), cela est tout aussi vrai pour les moniteurs: ils ne sont pas quitte de leur propre formation une fois la qualification acquise et, pour eux, André Duffaure souhaite une ouverture vers les formations supérieures de type promotionnel35.

38Par ses interventions régulières au Collège Coopératif rattaché à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, André Duffaure est en contact avec Henri Desroche, directeur du Collège et promoteur de la formation par recherche-actiondans les années 197036. Par ailleurs, un premier partenariat entre un Centre de formation des MFR -Beauséjour (Gironde) — et une université — celle de Bordeaux – existait déjà depuis 1971 (Soixante ans d’histoire…, 1997, p. 81). Au début de l’année 1975, Henri Desroche et André Duffaure se rendent à Bordeaux pour un bilan de cette expérience, et c’est au cours de ce voyage qu’ils envisagent une convention de ce type sur le plan national.

39André Duffaure, particulièrement soucieux d’assurer la reconnaissance universitaire de l’institution et de sa formation pédagogique, d’affirmer la spécificité de la démarche générale mise en place, va donc provoquer une nouvelle rencontre, une nouvelle complicité et pousser plus loin l’expérience pédagogique de l’alternance.

Rencontre par l’intermédiaire de Henri Desroche

40A peine rentré de Bordeaux, André Duffaure avertit Daniel Chartier de la possibilité d’une convention avec l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et organise une rencontre avec Henri Desroche et Georges Lerbet au printemps 1975. A la fin de la réunion, Daniel Chartier, convaincu, se met en devoir de rassembler un groupe au Centre National Pédagogique; formateurs du Centre, responsables de l’Union Nationale, Directeurs départementaux, Délégués pédagogiques, directeurs de Maisons Familiales et moniteurs: ce sera un éventail représentatif de l’ensemble des cadres de l’Institution. Dès juin 1975, «le groupe des 22 des MFR» (H. Desroche, 1978, p.122), premier groupe de formation universitaire de type «recherche-action» au Centre National Pédagogique, est lancé par Henri Desroche qui en délègue immédiatement la responsabilité à Georges Lerbet. Daniel Chartier lui-même, Jacques Legroux et Jean-Claude Gimonet font partie de ce groupe expérimental37.

41Sous le titre suggestif Education permanente et créativités solidaires: Lettres ouvertes sur une utopie d’université hors les murs, Henri Desroche publie l’actualité des groupes qu’il a contribué à mettre en place et se prend à rêver sur leur tendance à l’essaimage. La lettre 6, à l’adresse de Georges Lerbet, présente les deux collègues «ruminant ensemble» à ce sujet et réfléchissant sur le mode d’animation de ces formations (H. Desroche, 1979, p.122). Cette lettre, non datée mais vraisemblablement écrite au printemps 1977,relate leur première expérience avec le Centre National Pédagogique, expérience issue des «itinéraires théoriques et épistémologiques» de Georges Lerbet. Un extrait des actes du colloque de 1990 sur La formation par production de savoirs -coordonnés de manière significative avec Daniel Chartier- et l’article publié en 1979 sous le titre «Recherche-action, animation heuristique et facilitation pédagogique» (ASSCOD, 1979) nous aideront également à retracer l’action de Georges Lerbet auprès du Centre National Pédagogique38.

42Ancien instituteur d’école rurale au parcours promotionnel brillant et diversifié – psychologie, lettres, philosophie, psychosociologie - Georges Lerbet est convaincu de la «variété des façons d’apprendre»39 et cherche, dans le cadre de la formation permanente, une nouvelle voie d’accès aux diplômes universitaires pour ceux dont la formation n’est pas strictement académique.

43Dès 1969, à l’IUT de Tours naissant, puis vers 1975, il «[…commence] à réfléchir aux modalités d’appropriation du savoir après les travaux de Piaget sur la prise de conscience et sur «réussir»(comprendre en action) et «comprendre»(réussir en pensée) (D. Chartier et G. Lerbet, 1993, p.31 ).Ces réflexions le conduisent à fonder une distinction entre une appropriation des savoirs par «consommation» et par «production». Bien qu’il ne pose pas d’exclusive à l’égard d’un processus ou de l’autre, c’est de là que naît l’idée de ce qu’il nomme à cette époque une « autre université »40.

44Chargé de conférences et directeur de thèse à l’EHESS de 1975 à 1982, et maître de conférences puis professeur à l’université de Clermont-Ferrand (1970-1980), il semble donc tout désigné pour mettre en place le perfectionnement long destiné aux moniteurs des Maisons familiales que souhaitent André Duffaure et Daniel Chartier. Ce sera pour lui un terrain de mise en œuvre et d’expérimentation (id. p. 31).

Partenariat, complicité et compagnons de recherche

45Georges Lerbet évoque dans le détail le premier regroupement des 22 stagiaires en soulignant notamment la présence d’André Duffaure «[…] c’est dans cette petite commune du Loiret, en bord de Loire, dans un cadre fort agréable que nous nous sommes réunis en présence du directeur de l’Union Nationale des maisons familiales rurales, André Duffaure, en leur centre pédagogique.» (1979, p. 52). Et il en décrit les tâtonnements du début : « Chacun déclina son identité, dit quelques mots de son histoire propre et exprima plus ou moins confusément ce qu’il souhaitait apprendre. Grosso modo, pour la plupart des stagiaires, il s’agissait d’y voir un peu plus clair dans leurs pratiques professionnelles» (id. p.53). Puis, rapidement, les sessions se structurèrentcomme nous les connaissons actuellement : plénières, «planches», interventions, synthèses collectives finales.

46Plus globalement, la formule est ajustée au fil des années, par un dialogue et une confrontation continus et le plus souvent informels entre Daniel Chartier et Georges Lerbet. C’est ainsi, par exemple, que seront imaginées les productions intermédiaires des première et deuxième années de la formation afin de rendre le passage à l’écrit plus progressif41.

47Durant plus de 22 ans, la «complicité» -terme suggéré par Georges Lerbet lui-même- entre Daniel Chartier et Georges Lerbet, reçoit le soutien actif d’André Duffaure, d’un côté -il ne cesse d’alimenter la bibliothèque du centre à cet effet- et de Paul Bachelard, président de l’Université de Tours où Georges Lerbet est nommé professeur depuis 1980, de l’autre. Le DUSE se transforme en DUEPS puis en DURF, et permet à plusieurs centaines de moniteurs d’acquérir un diplôme universitaire de niveau II par une recherche enracinée dans leur expérience de terrain42. Un bon nombre, dont les formateurs du Centre national Pédagogique, pousseront leurs recherches jusqu’au doctorat. De cette manière, l’Université s’ouvre et les Maisons Familiales Rurales gagnent en reconnaissance.

48Dans le respect de l’autonomie de l’individu, «engagé et neutre à la fois, c’est-à-dire aidant l’autre le plus possible sans jamais [se] substituer à lui dans ses actions et dans ses pensées», Georges Lerbet, pilote et, compagnon de recherche, pousse à la production d’un savoir issu de l’expérience singulière par l’échange et la confrontation au sein du groupe. Compagnon de recherche de l’autre, chacun garde cependant le cap sur sa propre quête dans une conjugaison de l’individuel et du collectif -tout comme le professeur lui-même : «[…]enseigner de cette manière [suppose] un temps éclaté et une grande disponibilité chez des professeurs eux-mêmes chercheurs authentiques, donc qui publient» (G. Lerbet, 1993, p. 32). Cette position épistémologique, voire éthique, se trouve déjà affirmée lors de la première expérience de Chaingy: «Tous les universitaires qui intervinrent le firent […] sur leurs propres travaux en cours ou en voie d’achèvement. Il s’agissait de personnes-chercheurs venant parler de leurs préoccupations avec d’autres chercheurs et, à l’occasion de ces rencontres, leur communiquer des informations certes mais non disjointes de leur vécu […]» (G. Lerbet, 1979, p. 54).

49Même démarche pour Georges Lerbet, pour qui cette expérience constitue «une recherche-action de la recherche-action» (ASSCOD, 1978a, p.67) reprise et analyséed’écrit en écrit : «Dans le présent travail je me propose de me situer […] de mon point de vue c’est-à-dire en traitant les documents que j’ai moi-même produits tout au long de ce vécu formatif. Je me propose aussi de le compléter en faisant le compte des réalisations qui en ont résulté et de tenter de dépasser tout cela en l’inscrivant dans le champ de mes réflexions actuelles sur la formation des adultes, plus particulièrement en alternance.» (ASSCOD, 1979, p. 52). En conséquence, ce texte, étape d’une élucidation progressive, se structure-t-il en trois parties– «I. L’expérience et son déroulement; II. Mon vécu de l’expérience; III. Mes réflexions actuelles sur la formation». Aussi, Georges Lerbet peut-il à bon droit affirmerqu’il a «[…] toujours eu confiance dans la possibilité pour chacun d’apprendre et que dans et par la relation paritaire dialoguée [qu’il a] entretenue avec les membres du groupe [il a] développé comme eux –et avec eux– [sa] capacité d’apprendre et plus globalement [sa] compétence professionnelle et personnelle.» (1979, p. 57)

50Créé en1978 avec les participants du «groupe des 22» qui poursuivaient leurs recherches, le Groupe d’Etude et de Recherche sur les Faits Educatifs (GREFED) constitue dans cet ensemble un élargissem*nt du dispositif puisque peuvent désormais se rencontrer chercheurs de l’Institution et hors Institution. Enfin, matérialisation de ce mouvement de compagnonnage dans la recherche et nouvelle ouverture, par l’information, la revue Mésonance inaugure son premier numéro en 1978 avec le travail de Daniel Chartier Naissance d’une pédagogie de l’alternance et publie, par la suite, les recherches de nombreux autres participants à ces formations et à ces regroupements, qu’ils soient étudiants ou professeurs43.

51Pilote encore, Georges Lerbet entraîne ses étudiants dans ce que certains ont nommé l’«Ecole de Tours» qu’il a contribué à créer par l’accueil de multiples courants de théorisation appliqués au domaine de l’éducation et de la formation, et en particulier par celui de la complexité dans lequel il s’inscrit.

Le Centre National Pédagogique et sa bibliothèque au cœur des rencontres et des recherches

52De cet élan général de recherche et de pluralité de regards, le Centre National Pédagogique devient, au moins pendant un temps, comme une plaque tournante, puis il est comme une extension du Laboratoire des Sciences de l’Education de l’Université de Tours. En contribuant aux recherches, il s’enrichit lui-même de la participation des professeurs, du passage des personnes en formation, de leurs apports aussi bien que de leurs besoins et de leur questionnement.

53Le fonds documentaire, par ses ressources disciplinaires et culturelles, est un outil privilégié de la formation et de la recherche. Mis en valeur par l’exploitation intensive qui en faite à l’instigation de Georges Lerbet et des professeurs engagés dans la formation, enrichi par les documents produits et le continuel apport d’André Duffaure, amélioré du point de vue organisationnel grâce à la volonté de Daniel Chartier et de son équipe, la bibliothèque du Centre National Pédagogique prend l’allure d’une bibliothèque de type universitaire.

54La collaboration de Daniel Chartier et de Georges Lerbet, même si elle a pu donner lieu, parfois, à des productions d’un abord difficile et dont les retombées pratiques ont pu paraître incertaines, prolonge le défi des premières recherches de mise en place de la pédagogie de l’alternance et peut s’interpréter comme une sorte d’accomplissem*nt de celle-ci sur le plan universitaire : passage du connu implicite au savoir explicite c’est-à-dire production d’un savoir à partir d’une expérience socio-professionnelle singulière, élucidation du vécu par une démarche qui tend vers l’abstraction, confrontation, «fonction polémique» et co-construction par le groupe, éducation d’une population à travers l’intérêt et le projet individuel, implication dans la formation promotionnelle. En 1979, André Duffaure, jugeant l’expérience positive, entrevoyait la généralisation massive de cette formation: «Une telle expérience pourrait atteindre annuellement un nombre de 100 personnes et s’envisager sur une période de dix ans» (ASSCOD, N°48, p.63).

55Si l’opération n’a pas touché autant de moniteurs, «Cette collaboration avec l’université fut globalement bénéfique pour le Centre pédagogique»: «formation de type promotionnel», désenclavement», «enrichissem*nt indéniable des membres de l’équipe», tel est le bilan de Daniel Chartier et Jacques Legroux en 1997. (p. 99)

56« Rencontre », « Collaboration », «Partenariat », «Compagnonnage », «Complicité »… autant de termes pour tenter de cerner la nature des interrelations entre Roger Cousinet, André Duffaure, Daniel Chartier et Georges Lerbet, et l’intensité qui se dégage de leurs échanges, car ceux-ci nous apparaissent, en effet, loin des «partenariats » auxquels l’usage abusif du mot nous accoutume: partenariat-troc, partenariat-client, partenariat-utilitariste à visée réduite aux avantages communs.

57Des relations de ces «pionniers» se dégagent au contraire une gratuité dans la réciprocité, une considération mutuelle et une générosité. Plus que le fait d’une remarquable capacité à saisir les opportunités des rencontres, c’est peut-être cette générosité associée à un plaisir du coude à coude dans la tâche entreprise qui a pu donner à leur action ensemble l’envergure qu’elle a prise. Partout, en effet, formulé ou non, il est question de compagnonnage.

58On le devine, au détour d’expressions, dans les entretiens ou dans les textes : André Duffaure parle d’un «attachement» de Roger Cousinet pour les Maisons familiales, Roger Cousinet, malgré son style habituellement convenu, semble se plaire à redire son admiration pour cette «belle œuvre», le «bel ouvrage» d’André Duffaure et de Jean Robert, la méthode pédagogique «ingénieuse», «véritable trouvaille» et reconnaît aux auteurs «un sens pédagogique [qui] est plus rare qu’on ne pense» et un «sens des réalités […] plus rare encore» (A. Duffaure et J. Robert, 1955, préface). D’autre part, les mots «disponibilité» et «authenticité» résonnent dans le texte de Georges Lerbet (1979)et rejoignent implicitement, notamment par le parti pris d’humilité qu’ils supposent, la détermination de Daniel Chartier et André Duffaure à, simplement, «résoudre» les problèmesde l’alternance.

59Est-ce à dire que les valeurs morales, seules, relieraient dans notre étude, ces quatre personnages?

60Les observer individuellement et les décrire dans un contexte plus général pourraient sans doute nous permettre de mieux discerner ce qui leur fut commun. Nous n’en ferons qu’une esquisse, sachant bien qu’un travail rigoureux dans ce sens supposerait de notre part un positionnement philosophique, épistémologique et méthodologique que nous n’envisageons pas ici.

61Remarquons seulement que tous quatre vécurent au cours d’une longue période caractérisée par la mobilité sociale -successive à la révolution industrielle pour la première moitié du XXe siècle, favorisée par l’Etat en tant que promotion sociale entre 1960 et 1980. Une période, par conséquent, animée par une aspiration à la culture et à l’éducation. Tous ont partagé cet élan, vivant eux-mêmes, pour trois d’entre eux, une formation promotionnelle, et la promouvant en affirmant leur conviction relative à la formation de l’être humain tout au long de la vie. Cependant, ils se sont montrés critiques à l’égard des récupérations économiques et pédagogiques auxquelles l’idée d’éducation permanente a donné lieu. Leur liberté d’esprit les a poussés, dans ce domaine, vers des démarches non conventionnelles fondées sur le repérage pragmatique des «besoins réels» et sur des théories affinées relatives aux processus d’apprentissage afin de trouver des solutions adaptées, souvent hors normes, que les termes «autre» et «autrement» soulignent.

62Personnalités fortes, aux convictions solides, ils ont ainsi rassemblé autour d’eux des personnes et des mouvements marqués par l’innovation. Plus précisément, tout en affirmant l’importance du groupe et de la co-construction, ils ont défendu le principe du développement de la personne à partir de l’intérêt individuel, en s’attachant à respecter «la part d’autonomie chez l’individu» (Georges Lerbet). C’est dans le même esprit qu’ils se sont intéressés à la différence, à «la variété des façons d’apprendre» et l’ont valorisée.

63Loin de séparer les notions groupe/individu, société/ personne, le plus souvent disjointes ou opposées, ils ont tenté de les unifier de façon dynamique. D’ailleurs, leur effort d’unification, de portée générale, s’est fixé tout autant sur la prise en compte de la personne dans son environnement global, dans son vécu familier -«son milieu de vie»- que sur la nécessité d’accorder «la culture du travail et la culture intellectuelle» (A. Duffaure, p. 96) ou sur l’importance de percevoir dans la connaissance familière un savoir implicite, «pré-scientifique» qui permettrait d’atteindre à l’abstraction en partant de l’expérience «concrète». Symbole de cette quête d’unité: la combinaison terminologique entre «mésologie» et «alternance» dans le terme «mésonance» qui frappe comme une devise ou un slogan. «[…] nous proposons ce titre afin d’affirmer la relation étroite –nous dirions même organique– qui doit exister dans les formations qui se réclament d’une structure éducative par ALTERNANCE avec le milieu de vie (MESO) qui les appuie» (A. Duffaure et G. Lerbet in D. Chartier, 1978, Avant-propos)44.

64Enfin, leurs recherches, qu’elles soient d’ordre pratique ou théorique, s’accordent, par leur méthode, à la nécessité basique de pérennisation et d’adaptation des Maisons Familiales Rurales elles-mêmes. Entre la description de Daniel Chartier, «Quand on examine l’évolution des Maisons Familiales Rurales depuis leur création, on constate qu’elles ont dû se mettre continuellement en recherche afin de maintenir leur originalité pour se faire reconnaître et s’adapter aux réglementations administratives» (A. Duffaure, 1985, p. 8), et la prise de position pédagogique de Georges Lerbet, «Il n’y a que dans les livres de méthodologie ou dans les cours de science que l’on fait l’économie du bricolage et de la poétique » (1993, p. 34), nous croyons voir une véritable intrication: ultime raison de donner la faveur au mot «complicité», parent étymologiquement de «complexité», pour qualifier les collaborations présentées ici entre les quatre pionniers militants, au cœur de la pédagogie de l’alternance et du Centre National Pédagogique.

La pédagogie de l’alternance en maisons familiales rurales (2024)
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